La guerre en Ukraine nous interpelle directement, nous les Européens, sur la valeur réelle de notre capacité de défense. À l’heure où l’OTAN, notre première « assurance-vie », doute de la solidité de la garantie américaine, j’ai souhaité en faire une évaluation basée sur des faits, des résultats atteints et des perspectives d’avenir pour « l’Europe de la défense », afin d’en séparer le mythe et les réalités.

Cela fait plus de deux ans déjà que la guerre, la vraie, se déchaîne dans toute son intensité et sa sauvagerie aux marches orientales de l’Union européenne. Elle a réveillé en nous cette peur atavique d’un retour de la guerre totale « chez nous », celle que nous pensions définitivement éradiquée depuis bientôt 80 ans.

Très rapidement, au lendemain de l’agression russe contre l’Ukraine, l’ensemble des pays occidentaux ont non seulement pris fait et cause pour Kiev mais se sont impliqués de plus en plus profondément dans ce conflit : il y va non seulement de la défense de nos valeurs mais aussi de notre propre sécurité puisque la Russie, dans la vision impérialiste poutinienne, n’hésite plus à nous menacer de multiples façons, que ce soit via des ingérences politiques, des cyberattaques ou encore le chantage nucléaire constamment invoqué.

Il est par contre remarquable que les Etats-Unis se soient engagés si rapidement et si intensément dans l’appui à l’Ukraine alors que, depuis la présidence Obama, le « pivot stratégique » américain s’est tourné vers le Pacifique, face au rival systémique chinois.

C’est ainsi que la décision prise par l’administration Biden de s’engager aussi rapidement et puissamment aux côtés des Ukrainiens a certainement sauvé une situation initiale a priori désespérée. Elle a fait échouer de façon durable la réédition de la saisie en quelques heures de la péninsule de Crimée en 2014, ce qui traduit à ce jour l’échec stratégique le plus patent du Kremlin.

Soyons de bon compte : ce n’est pas la première fois dans l’histoire moderne que les Américains interviennent avec leur puissance militaire pour nous défendre, nous libérer ou garantir notre sécurité.

En 1917, c’est l’engagement massif des jeunes divisions d’infanterie américaines qui provoque l’effondrement du front de l’Ouest et conduira à l’Armistice.

Dès 1941, l’entrée en guerre totale des États-Unis contre les puissances de l’Axe permet la libération de l’Europe occupée et la Victoire.

Dès les années ’50, l’engagement majeur de moyens américains en Europe occidentale nous a permis de sortir victorieux de la Guerre froide avec la Chute du Mur en 1989 et l’implosion de l’URSS deux ans plus tard.

Les jalons de l’Europe de la Défense

Hormis le projet d’armée européenne avorté en 1954 (CED – Communauté européenne de défense), ce n’est qu’à la fin de la Guerre froide que les premiers pas d’une politique de défense européenne ont été franchis avec le Traité de Maastricht (1991 – Politique étrangère de sécurité commune (PESC) et les Missions de Petersberg (1992 – humanitaires, d’évacuation, de maintien et de rétablissement de la paix).

L’éclatement de la guerre en ex-Yougoslavie renforça ce concept en le dotant de forces militaires pouvant atteindre 50.000 à 60.000 hommes pour remplir les Missions de Petersberg.

A sa fondation en 1993, l’Eurocorps comptait les unités suivantes affiliées de manière permanente : la 1re division blindée française, la 10e division blindée allemande, la 1re division mécanisée belge, qui comprenait une compagnie de reconnaissance luxembourgeoise, la division mécanisée espagnole « Brunete » et la Brigade franco-allemande, soit au total 50.000 hommes, 645 chars, 1.400 véhicules blindés et 360 pièces d’artillerie.

Le Comité militaire de l’Union européenne (CMUE) voit le jour en 2001. Il rassemble les Chefs d’Etat-Major des 27 pays membres, à l’image de celui de l’OTAN.

L’Agence européenne de Défense (AED) est créée en 2004 et le Traité de Lisbonne (2007) acte la Politique de Sécurité et de Défense commune (PSDC), laquelle prévoit des coopérations renforcées et des coopérations structurées permanentes (CSP) en matière de défense.

Les Groupements tactiques de l’Union européenne (GTUE) voient le jour en 2007. Leurs effectifs sont compris entre 1.500 et 2.500 hommes. Le concept retenu prévoit que deux groupements tactiques soient constitués selon un plan de rotation semestriel, sur le principe de la multinationalité autour d’une nation-cadre. Leur préavis d’engagement opérationnel est de 5 jours.

Avec quel bilan ?

L’opération ARTEMIS en Ituri (RDC) déclenchée en 2003 afin de restaurer la sécurité des populations et prévenir un désastre humanitaire a été couronnée de succès. Cette opération, sous bannière européenne, mais conduite presqu’intégralement par la France comme nation-cadre, a marqué d’une pierre blanche l’Europe de la défense.

Créés sur ce modèle dans la foulée, les GTUE, bel outil opérationnel, n’ont jamais été engagés en opérations alors que l’opportunité s’est présentée à plusieurs reprises, notamment en zone sahélienne, faute de volonté et de consensus politiques.

Depuis sa création, l’Eurocorps n’a cessé de se vider des moyens promis et ne ressemble plus qu’à une coquille vide, limité à un QG multinational à Strasbourg. Même sa brigade franco-allemande ne sert plus que de réservoir de forces ponctuel à ces deux nations pour leurs propres opérations extérieures.

Pourtant, depuis 2002, les Accords de Berlin (+) prévoient la mise à disposition de l’UE des moyens et des capacités de l’OTAN (en d’autres mots, les capacités de projection stratégiques dont seuls les Américains ou l’OTAN disposent et qui font défaut à l’UE) pour des opérations dans lesquelles l’Alliance atlantique ne serait pas engagée militairement en tant que telle…

Les raisons de cette anémie opérationnelle ?

Contrairement au processus d’intégration de l’Union européenne (politique agricole commune, marché unique, monnaie unique, BCE, …), les différents mécanismes mis sur pied en matière de PSDC ne se sont pas traduits par des abandons de souveraineté.

La défense des intérêts propres de chaque nation reste la règle. Il est clair que les intérêts de la France en Afrique sub-saharienne sont fort éloignés des préoccupations opérationnelles des pays baltes, sans négliger aussi que les intérêts d’Etats membres qui partagent apparemment une expérience africaine peuvent aussi s’entrechoquer.

Plane également sur cette timidité stratégique européenne l’ombre tutélaire de l’OTAN et des USA. Depuis le grand élargissement historique de l’Union en 2004 (dix nouveaux états membres dont huit anciens pays du Bloc de l’Est), le besoin de défense et de sécurité pour certains états-membres repose exclusivement sur la garantie de la défense collective de l’OTAN. Ceci explique aussi pourquoi le développement d’un authentique pilier européen de défense au sein de l’OTAN n’a jamais séduit ces pays qui ont vécu pendant plus d’un demi-siècle en URSS.

De son côté, le Royaume-Uni a, depuis son adhésion en 1972, toujours cherché à privilégier le lien transatlantique. Ipso facto, il a toujours été considéré par ses partenaires européens comme un frein au développement de l’Europe de la défense.

Mais le BREXIT en 2016 nous a non seulement laissés orphelins d’une des deux seules grandes armées européennes dignes de ce nom mais nous a également enlevé une excuse facile : les Britanniques ne sont plus là pour nous empêcher d’avancer…

Du déclaratoire à l’incantatoire

Depuis l’attaque russe en Ukraine, la position de différents grands pays de l’UE est loin d’être harmonisée. Paris et Berlin ne parlent pas d’une seule voix. D’autres états membres défendent des positions politiques extrêmes et opposées face à cette guerre. La France s’avance seule sur l’envoi de troupes au sol en soutien de l’armée ukrainienne et parle même de l’extension de sa propre dissuasion nucléaire à l’UE… qui n’en veut apparemment pas.

La Belgique, de son côté, toujours bonnet d’âne en matière d’effort de défense malgré un plan d’investissement important qui ne se concrétisera qu’en 2035, continue à faire la promotion de l’intégration et de la défense européenne… sans y mettre les moyens et l’effort nécessaire.

Il est temps d’injecter une solide dose de réalisme dans ce capharnaüm européen.

Le mythe de l’armée européenne

« Un gars venu de Géorgie qui se foutait pas mal de toi est v’nu mourir en Normandie un matin où tu n’y étais pas » Les Ricains – Michel Sardou – 1967

Le rêve européen d’une intégration fédérale réussie, les Etats-Unis d’Europe, fait fantasmer de très nombreux Européens. Une armée n’affichant que notre bannière à douze étoiles d’or sur fond bleu assurant la défense européenne devrait en être la pierre angulaire. En Belgique, en particulier, nous en rêvons tous.

Sans entrer dans la complexité de l’harmonisation des procédures de formation et d’entraînement, des statuts du personnel, de l’enfer logistique, de l’hétérogénéité des systèmes d’armes, des conflits industriels, … cette armée européenne n’existera que le jour où on parlera « d’un Européen v’nu de quelque part dans l’Union mourir un matin en opération pour la défense européenne ».

L’image que nous renvoie l’armée des Etats-Unis, émanation de cinquante états fédérés, est particulièrement prégnante. Mais à une autre échelle, le modèle de la Légion étrangère française illustre pas mal ce à quoi pourrait ressembler cette armée européenne.

Pour y arriver, les abandons de souveraineté régalienne devraient être gigantesques. Aujourd’hui, et dans une vision très gaullienne de l’intégration européenne, le chemin reste actuellement tout tracé pour la seule promotion de l’Europe des Nations et non pas pour une fédéralisation accrue.

Toutefois, l’histoire de l’intégration européenne a montré à plusieurs reprises que c’est sous les coups de boutoir des accidents géopolitiques que les plus grands progrès ont été réalisés. Il ne faut certainement pas perdre l’espoir de voir émerger un jour cette authentique défense européenne mais il faut être réaliste : ce n’est ni à court terme, ni à moyen terme que cela se produira. Entretemps, le monde brûle, avec tous les nouveaux défis climatiques, migratoires… et dans l’immédiat, notre frontière orientale n’a jamais été aussi menacée qu’aujourd’hui.

Restons donc réalistes, ne nous cachons pas derrière la feuille de vigne de l’Europe de la défense. Agissons de façon responsable et relevons avec tous nos alliés les défis du moment.

Luc GENNART

Echevin à la Ville de Namur

Colonel e.r.