La guerre en Ukraine a jeté un pavé dans la mare de l’industrie de défense européenne en faisant apparaître au grand jour nos lacunes, nos faiblesses et notre incapacité à tenir le choc dans la durée dans un conflit de haute intensité.
La promotion depuis la fin de la Guerre froide d’un modèle optimisant les stocks à flux tendus (munitions, …), qu’en Belgique nous avons repris dans les années 2000 sous l’appellation sibylline de « minimum suffisant », nous laisserait, en cas d’agression similaire à celle que connaît l’Ukraine, dans un état de dénuement total après quelques jours ou semaines.
Mais plus fondamentalement, le développement de matériels et de systèmes d’armes performants par les fleurons de l’industrie de défense européenne rencontre de nombreux obstacles qui l’empêchent de prendre son envol et d’en faire un acteur mondial incontesté.
Les obstacles au niveau européen
- Les incohérences
Le 10 mars 2020, la Commission européenne jetait les bases d’une stratégie industrielle à même de soutenir la double transition vers une économie verte et numérique, de rendre l’industrie européenne plus compétitive à l’échelle mondiale et de renforcer l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe.
En ont découlé des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) comprenant une dimension morale visant à bannir ce qui n’est ni durable et ni éthique, ce dont les industries de défense sont a priori pénalisées.
- L’accès aux financements
Dans le même registre, les marchés financiers, les fonds d’investissement ainsi que les grandes agences de notation ont exclu les entreprises ayant plus de 5% de chiffre d’affaires dans le secteur de l’armement. La BEI, Banque européenne d’investissement, ne peut pas par exemple y investir.
- Les licences d’exportation d’armes
Sujet hautement sensible, la directive européenne en matière de licence a été transposée en droit national par chaque État membre, et en Belgique en particulier dans les législations fédérale et régionale, puisque cette compétence a été partiellement transférée aux Régions. Avec pour résultat que le marché européen à l’export souffre d’un déficit d’harmonisation, certains pays étant plus sévères que d’autres.
- La concurrence entre États membres
Certains pays, comme la France ou l’Espagne, font la promotion ouverte, notamment via leurs canaux diplomatiques, de leurs produits sécurité et défense. D’autres, comme l’Allemagne ou la Belgique, ne le font absolument ou presque pas. La plupart des États membres possèdent leur propre industrie de défense, souvent en situation de monopole « national » mais en concurrence ouverte avec les autres à l’international.
- La petitesse du marché européen de l’armement
La taille réduite des commandes des forces armées européennes provoque des surcoûts liés aux faibles quantités produites mais également du fait que les technologies les plus pointues, donc les plus chères, se retrouvent dans les systèmes d’armes les plus modernes. Cette double punition provoque une inflation « militaire » qui entraîne les budgets défense des États membres dans un cercle vicieux.
Face au géant américain
La plupart des obstacles susmentionnés n’existent pas dans le tissu industriel de défense des Etats-Unis.
Cela explique entre autres la raison pour laquelle le bond dans les commandes d’armement provoqué par la guerre en Ukraine profite essentiellement aux entreprises américaines, car elles ont souvent par nature une capacité industrielle à produire en masse dans des délais acceptables.
Acheter américain ?
La décision du gouvernement belge d’acheter 34 F-35 pour quelque 4 milliards € en 2018 reste une bonne illustration de ces enjeux. Rétroactes : début 2000, le gouvernement Verhofstadt I refuse de s’engager avec les Américains et d’autres pays européens dans le programme de développement du JSF (Joint Strike Fighter), le futur F-35.
C’était renoncer, pour des raisons essentiellement politiques, à notre participation aux phases initiales de développement de ce méga-programme du remplacement de la flotte F-16 et, ipso facto, des retombées directes et indirectes pour notre industrie aéronautique.
Pour rappel, le « contrat du siècle » signé en 1975 pour le développement, la production et l’acquisition de 160 F-16 a permis à l’époque de créer et de renforcer le tissu industriel aéronautique belge avec l’émergence de pépites comme SABCA, SONACA, TECHSPACE AERO (SAFRAN AERO BOOSTERS), BARCO, …
Mais plus fondamentalement, la Belgique, comme de nombreux autres pays européens (Italie, Finlande, Suisse, Pays-Bas, Allemagne, Norvège, Pologne, Royaume-Uni, Danemark et République tchèque) a fait le choix stratégique du F-35, avion de 5ème génération face à des concurrents européens de 4ème génération. Cet appareil, qui sera produit à plus de 2000 exemplaires – à comparer aux quelques dizaines voire centaines d’appareils concurrents européens inscrits dans les carnets de commande – nous permet de conserver non seulement une suprématie opérationnelle, mais nous assure une parfaite interopérabilité avec nos alliés.
A contrario, elle nous laisse encore et toujours dépendants de l’Oncle Sam pour ce volet essentiel de nos capacités de défense…
Les opportunités et les progrès actuels
- Dans les airs
Pour y remédier, le programme SCAF (système de combat aérien du futur), projet européen d’un ensemble de systèmes d’armes aériens interconnectés de 6ème génération impliquant la France, l’Allemagne, l’Espagne et la Belgique, cette dernière en tant que membre observateur, a vu le jour. Il s’agit d’un projet majeur, essentiel pour notre autonomie stratégique, mais qui ne pourra être opérationnel au mieux que dans une bonne vingtaine d’années…
- Sur terre
Toujours en 2018, le gouvernement belge entérine le programme CAMO (capacité motorisée) avec la France pour l’achat de 442 véhicules SCORPION, développés par les industries françaises ARQUUS, NEXTER et THALES. Cet investissement majeur dans un système d’armes identique à celui de l’armée de terre française lance un plan de développement capacitaire commun pour nos deux pays.
Les esprits chagrins diront qu’il ne s’agit finalement que d’un pur achat chez notre voisin d’outre-quiévrain, sans retombée directe ou indirecte pour nos industriels. Ce n’est pas correct, car tout d’abord, le groupe belge John Cockerill vient d’acquérir le français ARQUUS, fournisseur des véhicules blindés légers en question dans un mouvement de consolidation d’un marché européen de l’armement terrestre particulièrement émietté. Ensuite, les industriels des deux pays vont conjointement développer un projet d’engin de reconnaissance, autre signe positif de consolidation.
Enfin et tout récemment, la France a fait appel à la FN Herstal, autre pépite belge, pour reconstruire une filière de munitions de petits calibres. Le contrat prévoit l’achat de munitions auprès de l’armurier FN Herstal et la création d’une ligne de production.
- Sur mer
En 2019, les Pays-Bas et la Belgique attribuent la fourniture de 12 navires de lutte contre les mines (6 par marine) et d’une centaine de drones intégrés à un consortium formé autour du groupe français NAVAL Group. Vient de s’y ajouter une commande de six autres navires identiques par la marine française.
En 2021, les marines néerlandaise et belge ont cosigné le développement et la construction de 4 nouvelles frégates (2 par marine) par le groupe néerlandais DAMEN et la filiale française THALES Nederland.
Il s’agit ici du renforcement confirmé de la coopération historique entre marines belge et néerlandaise mais également d’une consolidation industrielle autour des trois pays partenaires.
Ces progrès sont-ils suffisants pour assurer notre autonomie industrielle stratégique ?
Clairement, ces progrès à petits pas restent bien insuffisants face au défi de l’intégration des industries de défense européenne.
L’UE a pris la mesure de ce déficit et a lancé en 2021 via la Commission le Fonds européen de la défense (FED), instrument de financement pour soutenir et développer l’autonomie stratégique de son industrie de défense et doté à ce jour de 8 milliards €. Concrètement, ces fonds visent à financer des projets prioritaires approuvés par les États membres dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune, le financement de projets collaboratifs impliquant au moins trois États membre ainsi que la promotion des activités transfrontalières des petites et moyennes entreprises (PME).
Tout ceci va dans le bon sens mais est bien trop lent.
Fondamentalement, tant que chaque pays ne pensera qu’à tirer la couverture à lui, avec l’unique objectif de protéger ses marchés et donc ses industries de défense, il sera très difficile de permettre l’émergence de champions industriels à l’échelle de l’UE et donc capables de concurrencer au plan mondial les géants américains.
Pour sortir nos industries de défense de leur zone de confort, c’est-à-dire celle que leur offre le cocon national, il est vital qu’une authentique Europe de la défense, dotée de tous les attributs régaliens décisionnels de puissance, voie le jour.
Nous en sommes encore loin.
Toutefois, une fenêtre stratégique s’est ouverte depuis le début de la guerre en Ukraine. Les commandes et les financements pleuvent sur nos industries de défense. Petites ou grandes entreprises du secteur voient leurs carnets de commande saturés.
C’est donc le bon moment pour restructurer un tissu industriel bien trop féodalisé en encourageant notamment les fusions acquisitions mais surtout en entamant ensemble à 27 une réflexion stratégique afin de redonner une base saine à notre industrie de défense.
Il est temps de pousser Tanguy à la porte et de briser ces monopoles nationaux qui tentent d’imposer leurs produits au plan européen sans véritable concurrence.
Que le meilleur gagne et nos entreprises s’agrégeront naturellement autour de ces champions industriels européens à venir.
Luc GENNART
Echevin à la Ville de Namur
Colonel e.r.